Jharkhand, Hazaribagh "Peindre les murs pour le festival de Sohrai" — partie 3

Cette année, le dimanche 12 novembre 2023, est un jour férié en Inde. Parmi les dates du calendrier religieux, Diwali est une fête hindoue importante qui a lieu chaque année en automne, au moment de la nouvelle lune entre fin octobre et début novembre. Diwali symbolise le triomphe du bien sur le mal et de la lumière sur les ténèbres, et célèbre le retour du prince Rama après de nombreuses années d'exil.

Le Ramayana, l'un des textes fondateurs de l'hindouisme raconte comment Rama part au Sri Lanka pour délivrer son épouse Sita, retenue prisonnière par le démon Ravana. À son retour, il est accueilli au royaume d'Ayodhya par son peuple, qui éclaire le chemin à l'aide de lampes à huiles. Si une majorité d'Indiens célèbre ce festival, le monde tribal n'y attache que peu d'importance, puisque demain il fêtera Sohrai, la fête du bétail et des récoltes.

Levée à l’aube, j’entends des voix et des chants du côté de la maison principale. Je retrouve les deux femmes de la veille qui ont fini de badigeonner la maison en adobe que Justin, mon guide, et son frère Jason avaient érigée pour accueillir des artistes. L’épaisseur des murs créés entièrement à partir du sol qu’ils ont creusé, protège de la chaleur et leurs surfaces sont entièrement dédiées aux peintures murales.

Maison ornée de peintures murales au centre Sanskriti, Hazaribagh, Jharkhand

C'est devant le long mur d'enceinte que je fais la connaissance de Rudhan Devi, une artiste dont je découvre l'immense talent.  En m'approchant, je remarque un peigne à quatre dents entre ses doigts qu'elle utilise pour griffer l'enduit de kaolin qu'elle vient d'étaler sur un muret.

Rudhan Devi au centre Sanskriti, Hazaribagh, Jharkhand

Cette technique graphique s’apparente à l’art du sgraffito, de l’italien graffiare (griffer, gratter) et qui consiste à créer des ornements, des symboles ou des scènes figuratives par hachures, grattage ou incision d'un enduit blanc recouvrant un fond noir ou coloré pour en révéler la couleur sous-jacente.

Gratter au peigne la surface enduite de kaolin pour révéler l'oxyde de manganèse noir

Le sgraffite ou sgraffito destiné principalement à la décoration des maisons et des palais fut très en vogue à la Renaissance et durant la période Art nouveau. Pour celles et ceux qui habitent Paris, il y a la magnifique façade « Sgraffito » de la rue Mouffetard, représentant des cochons, des cerfs, des chèvres et des volailles, destinée à l'origine à un charcutier-traiteur.

À Hazaribagh, cet art du dessin griffé est la signature de la communauté tribale des agriculteurs Kurmi dont Rudhan Devi fait partie. J’assiste à la préparation d’un nouveau pan de mur qu’elle enduit avec de l’oxyde de manganèse ou « kali-mati » mélangé à de l’eau. Ce pigment, d’un noir profond fut utilisé dans les peintures pariétales.

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Enduire le mur avec de l'oxyde de manganèse mélangé à de l'eau

Avant que l’enduit noir ne sèche complètement, Rudhan Devi le recouvre d'une couche de kaolin appelé « dhoodi-mati » littéralement « lait de la terre ». Puis à l’aide des quelques dents d'un peigne, elle incise, griffe la surface et nous convie dans les forêts de son enfance où l’on croisait encore des éléphants, des tigres, des léopards, des cerfs et des oiseaux sauvages tels que les paons, les poules d'eau, les aigrettes etc.

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Rudhan Devi, inciser, griffer la surface 
Rudhan Devi, centre Sanskriti, Hazaribagh, Jharkhand

Mais non loin de là, à quelques kilomètres, des fumerolles grises flottent au-dessus des habitations et enveloppent le paysage d’une poussière funeste qui témoigne d’une terre dévastée, dépourvue de couleurs, d’animaux et de verdure, peuplée par des machines qui avalent jour après jour des villages bucoliques pour en extraire du charbon, des bosquets sacrés où résident les esprits des ancêtres, des sites de conseils tribaux, des collines divinisées et des sources habitées par des esprits. Au retour de ce voyage, je lis dans la presse que le gouvernement indien envisage de lancer la neuvième vente aux enchères de mines de charbon commerciales pour augmenter la production nationale. Pour l’instant, loin de ce prétendu progrès, Rudhan Devi dessine les contours d’un éléphant qui tient un lotus.

Rudhan Devi, centre Sanskriti, Hazaribagh, Jharkhand

Derrière lui, un paon a déployé sa queue dans le bas du mur et des biches ébahies mâchent des feuilles pendant qu’un autre paon semble scruter la gueule d’un animal. Sur le dernier panneau, un fauve fait face à un cerf, figé dans une position d’attaque.

Rudhan Devi, centre Sanskriti, Hazaribagh, Jharkhand
Rudhan Devi, centre Sanskriti, Hazaribagh, Jharkhand

C’est l’heure du petit déjeuner et, comme la veille, nous nous apprêtons à rejoindre un village nommé Jorakath et habité principalement par la communauté très hindouisée des Kurmi. Après une heure de route, à un carrefour, nous prenons une voie secondaire qui, dès qu'on s'y engage, nous plonge dans un monde où dominent la pénombre et les vrombissements des camions chargés de charbon. Nous croisons également des « gueules noires » qui, au lieu de pédaler, poussent péniblement des vélos sur lesquels sont ingénieusement empilés des dizaines de sacs de charbon destinés à approvisionner les villes ou les villages.

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Pourtant, cette activité est illégale et interdite par le code pénal et les lois des bassins houillers, et ces milliers de hors-la-loi font partie d'un vaste réseau qui produit des milliers de tonnes par an. Je suis révoltée par cette atmosphère dantesque digne d’un film d’anticipation. « Il y a pire » me dit-on, car ailleurs dans le Jharkhand, la ville de Jharia est tristement célèbre pour l'incendie d'une mine de charbon qui se consume sous terre depuis près d'un siècle, creusant des gouffres dans les sols qui s'effondrent et engloutissent tout sur leur passage. Sur la route aussi, comme une attraction foraine, des bennes suspendues transportant du charbon sillonnent la campagne.

Puis le cauchemar s’arrête enfin, la nature reprend peu à peu ses couleurs et la route devient un chemin de lumière, au sens propre du terme, car des paillettes de mica détachées des blocs stratifiés sur les bas-côtés de la voie forestière se sont incrustées dans le macadam. La région de Hazaribagh, dans l'État du Jharkhand, produit environ 50 pour cent de la production totale de mica du pays.

Lorsque j’étudiais le Kathakali au Kérala, je me souviens qu'une fois le maquillage terminé et le costume du personnage enfilé, nous faisions circuler un sac en tissu contenant des paillettes de mica que nous saupoudrions sur le visage pour illuminer le maquillage. Le mica si convoité et dont j’ignorais la provenance géographique était une denrée rare et coûteuse en Inde du sud, aussi était-il distribué avec parcimonie.

Village de Jorakath entouré de jardins, Hazaribagh, Jharkhand

Après une heure d’un chemin chaotique, nous arrivons au village de Jorakath entouré de jardins débordant de vie et de fraicheur. Ils contrastent d'ailleurs avec les façades des maisons, dont la plupart sont dépourvues de peintures murales, à l’exception des murs extérieurs et intérieurs de la ferme de Mainwa Etwaria Devi. Je suis émerveillée autant par la simplicité de l'outil de dessin que par la richesse des motifs de la fresque murale en façade. Même si certaines formules iconographiques semblent se répéter, ici la jungle et ses occupants occupent une place centrale et la répartition des animaux, des oiseaux et des végétaux est entièrement laissée à l'appréciation de l'artiste. Le long couloir qui mène de l’entrée à la cour intérieure est également peuplé d’animaux de la forêt, de poissons et de plantes.

Mainwa Etwaria Devi, village de Jorakath, Hazaribagh, Jharkhand
Mainwa Etwaria Devi, village de Jorakath, Hazaribagh, Jharkhand

Lorsque nous entrons dans la cour, suivis par une nuée d'enfants, l'artiste Mainwa Etwaria Devi est en train d'enduire un mur avec de l’oxyde de manganèse mélangé à de l’eau, un geste immédiatement suivi d'une couche de kaolin.

L'artiste Mainwa Etwaria Devi

Puis, un morceau de peigne à la main, elle fait apparaître un éléphant, un paon et quelques plantes, qu'elle entoure d'une simple frise. Je remarque que l'éléphant engloutit une feuille qui se trouve en partie dans sa bouche et en partie dans son estomac, sous la forme d'un bol alimentaire, comme dans les peintures dites radiographiques des Aborigènes de la Terre d'Arnhem en Australie. Une caractéristique inhérente à ce style de peinture sgraffite, pour laquelle je peine à trouver une explication.

L'artiste Mainwa Etwaria Devi
Maison de Mainwa Devi

Ailleurs, dans la maison de Phulaso Devi, deux éléphants se font face. Au-dessus d'eux, une frise met en scène des paons picorant des graines dans un bol.

Phulaso Devi
Phulaso Devi, village de Jorakath, Hazaribagh, Jharkhand
Peinture murale de l'artiste Phulaso Devi
Maison de Phulaso Devi

La dernière maison que nous visitons est celle de Malo Devi. Face au mur extérieur de sa demeure, elle nous accueille, entourée de ses deux petites filles qui regardent avec envie, les morceaux d'un peigne qui servent à dessiner. Petit à petit, l'artiste fait apparaître un félin bien sympathique qui portent à la fois des rayures et des rosettes.

Peinture murale de l'artiste Malo Devi

Tigre ou léopard peu importe, la main de l’artiste fascine par sa dextérité et les petites filles que nous encourageons, finissent par s’approprier le bas du mur et une mince surface verticale. En les regardant faire, on comprend mieux la difficulté de la technique. Si la couleur noire sous-jacente est trop humide, le peigne aura du mal à faire apparaître un motif sur la couche de kaolin. Après de nombreuses tentatives, des paons ou des grues miniatures émergent du mur.

Une autre journée s’achève et nous retournons au centre Sanskriti pour célébrer Diwali.

État du Jharkhand

Histoire à suivre…


Articles précédents :

Jharkhand, Hazaribagh "un patrimoine en péril" — partie 1

Jharkhand, Hazaribagh "Peindre les murs pour le festival de Sohrai" — partie 2