Kalam du Kérala, "Mesures et proportions"— partie 3
Tôt dans la matinée, ils se sont préparés, espérant la présence, et c’est avec la mémoire au bout des doigts qu’ils précipitent un trait d’est en ouest, l’axis mundi qui traversera le corps des divinités. Quelquefois, c’est un squelette de lignes droites, de cercles et de points qu’ils ordonnent sur le sol jusqu’à ce que la main se fasse plus tendre et tisse silencieusement tout autour, l’apparence glorieuse et terrestre de l’invisible. Discrets officiants, les doigts s’activent et la main se ressource à même le cœur ; il faut encore ouvrir les yeux et c’est dans un frémissement à peine perceptible que la pupille prend forme faisant ainsi jaillir la vie dans ce corps éphémère. Suspendue au temps qui passe, la main va à la rencontre de cet autre qui petit à petit émerge de l’atmosphère recueillie qui règne dans le sanctuaire ou dans l’intimité de la maison.
Extrait de mon livre "Kolam et Kalam, peintures rituelles éphémères de l'Inde du Sud", Editions Geuthner, Paris 2010.
Mesurer et dessiner
La représentation d’une divinité ne provient pas de l’imagination des officiants. Les images destinées à être contemplées religieusement doivent se conformer à un type prescrit et les peintres utilisent une codification précise car la seule apparence humaine ne suffit pas à évoquer des entités d’un autre monde.
Bien que les Shilpa Shastra (textes qui décrivent les arts manuels, les normes de l'iconographie hindoue, les proportions d'une figure sculptée et les règles de l'architecture) mentionnent plusieurs types de divisions mathématiques pour dessiner des figures ou des idoles, la quasi-totalité des peintres rituels du Kérala élaborent les mensurations du corps tout entier à partir d’une unité de longueur qui sert d’étalon. C’est la hauteur comprise entre le milieu du front et le menton (siras pada) de la divinité dessinée qui sera l’unité de base. Pour agrandir ou diminuer une peinture, il suffit d’agrandir ou de diminuer la hauteur du visage. Quelquefois, l’officiant se penche en avant jusqu’à toucher de son avant-bras la terre qu’il marque de noir à hauteur de son poing à l'instar de la mesure appelée coudée des temps anciens. Il recommencera cette opération plusieurs fois de suite. Par cette stupéfiante gestuelle aux allures acrobatiques, l’officiant mesure l’espace entre les différentes parties du corps. Cette unité de longueur s’appelle musti et elle va du coude jusqu’au poing fermé. Un kalam commence invariablement par le tracé d’une ligne verticale appelée brahmasutra ou brahmakila. C’est de part et d’autre de cette ligne tracée d’est en ouest que seront dessinées les diverses parties du corps.
« brahmasutra, ou fil de Brahma, est le symbole du Mont Méru, l’axis Mundi, auquel correspond, par homologie, le canal central (axe traversant le corps) dans le microcosme humain... » (Tucci 1974: 89)
Certains kalam ne commencent pas par le tracé du brahmasutra mais s’articulent autour d’un carré divisé en 4 compartiments égaux. Ces éléments de construction s’apparentent au panjara, un diagramme de lignes droites, de cercles et de points. Il est associé au squelette ou aux os d’un organisme vivant.
Les kalam des Pulluvan semblables à des entrelacs s’élaborent à partir de graphes simples ou complexes et ordonnés selon un schéma précis à la manière des entrelacs celtiques.
Les kalam représentent les divinités de face, debout ou assises, avec ou sans monture. L’anatomie des personnages répond habituellement à des normes consignées dans les traités canoniques. Un être humain parfait n’existe pas, aussi l’homme n’a pas servi de modèle pour établir une figure idéale. C’est la raison pour laquelle les maîtres cherchèrent, parmi les espèces animales et végétales, des modèles pour décrire chaque partie du corps humain.
Ces codes sont transmis de vive voix, de maître à élève et de manière générale de père à fils au moyen des dhyanasloka (versets de méditation) le plus souvent en sanskrit. Certains donnent des descriptions sommaires des règles à suivre pour représenter les divinités, d’autres sont plus philosophiques mais non applicables d’un point de vue graphique. Mais c’est surtout par la pratique vivante et l’imagination que l’élève acquiert la parfaite maîtrise des positions du corps et des membres et les proportions de l’image.
L'article est tiré de mon livre "Kolam et Kalam, peintures rituelles éphémères de l'Inde du Sud", Editions Geuthner, Paris 2010.
Articles précédents: