Kalam du Kérala, "Convier les dieux-serpents" — partie 2
Dans la cour arrière de la maison qui me servait d'école, une fresque éphémère immense d'un serpent lové autour d'un arbre surgissait de terre sous les gestes habiles de plusieurs hommes accroupis.

Sarppamthullal, La danse des serpents
Le Kérala a la particularité d'être habité par un grand nombre d'entités qui hantent les lieux les plus reculés. Est-ce la profusion des arbres ? La couverture végétale abondante et épaisse qui permet aux créatures de toutes sortes de s'y cacher et d'en sortir lorsqu'elles ont en envie ? Les Nâga en font partie et maudissent parfois les humains. La colère et la malédiction des dieux-serpents se manifestent quand le sanctuaire est laissé à l’abandon ou détruit, lorsque les rites quotidiens sont négligés, ou lorsqu’il y a intrusion d’une personne impure dans le périmètre sacré. Les maux les plus courants sont la stérilité, la mort infantile, la pauvreté, la cécité, la lèpre ou autres maladies de peau. Afin de prévenir ou lever une malédiction, un rituel d’exorcisme et de possession appelé Sarppamthullal (littéralement la danse des serpents) est conduit par les Pulluvan pour les familles qui possèdent un sanctuaire pour les serpents. Il incombe à la communauté familiale de préserver et d’honorer les Nâga car ces derniers sont les gardiens de la prospérité et les garants de la fertilité des femmes. Par extension, tous les événements malencontreux comme le manque de demandes en mariage, la pauvreté ou l’insuccès professionnel sont à mettre sur le compte d’une stérilité symbolique de la communauté entière. Le remède peut être la prescription d’un Sarppamtullal. Un Sarppamtullal peut durer 1, 3, 7, 9, 11 ou 21 jours selon la gravité du problème à résoudre.
Des peintures de sol appelées kalam
Etirer du dos de la main la poudre pour suggérer l’emplacement des graphes initiaux, tapoter une noix de coco percée pour préciser les contours du nâga et entrelacer les anneaux, gratter, rayer, griffer la surface pour suggérer la chair ou les écailles, estomper, aplanir, imprimer ; voici quelques verbes qui caractérisent les gestes utilisés pour dessiner les kalam.



Lors de mes études de danse au Kérala, j'assistais à un rituel des plus singuliers. Je m'intéressais déjà aux kolam mais ce qui s'offrait à mes yeux dépassait tout ce que j'avais pu voir jusqu'à présent. Dans la cour arrière de la maison qui me servait d'école, une fresque immense d'un serpent lové autour d'un arbre surgissait de terre sous les gestes habiles de plusieurs hommes accroupis. Sous le dais rituel où se balançaient des franges végétales, des oiseaux taillés et tressés dans les feuilles tendres du cocotier semblaient suspendus en plein vol au-dessus d'entrelacs poudrés qui épousaient chaque pilier de la structure centrale. La lueur vacillante des lampes à huile accrochées au bout de longues chaînes en laiton ajoutait du mystère au dédale posé sur le sol. Peu à peu l'œil s'habituait à la pénombre et l'on distinguait les anneaux entrelacés d'un serpent. Après les kolam domestiques, je faisais connaissance avec une autre forme de peinture éphémère appelée kalam au Kérala. C'est ainsi que durant des années j'ai parcouru temples et maisons nobiliaires pour documenter un art rituel unique.

Tracés et couleurs
De nombreuses techniques de mains existent mais aucune n’est décrite dans des versets et ce savoir-faire se transmet uniquement par imitation et imprégnation. Les Nâga sont représentés soit lovés autour d’un arbre, soit sous la forme d’entrelacs plus ou moins complexes élaborés à partir de graphes simples et ordonnés selon un schéma précis. Les entrelacs portent également des noms qui en facilitent le repérage. En voici quelques-uns :
Un anneau serpentin à une boucle, à deux boucles. - Des anneaux disposés selon trois, quatre, cinq, six ou sept pétales de lotus. - Des anneaux disposés selon un triangle, un carré. - Des anneaux disposés à la manière des pétales de la fleur Cetti (Ixora Coccinea). - Des anneaux disposés à la manière d’un kaiyala (littéralement un muret de pierres scellé avec de la terre ou de la boue). - Les anneaux de vie ou jivita kettu. - Des anneaux enfermant un Shivalinga ou représentant les huit Nâga. - Des anneaux divisés en quatre ou neuf parties. Des anneaux lovés autour de l’arbre Al (Ficus Religiosa) ou de l’arbre Karimpana (Borassus Flabelliformis).

Si ces noms révèlent le graphe général d’un nâga (graphe triangulaire, circulaire, carré), ils ne donnent en revanche aucune indication sur le nombre de nœuds et la manière de les entrelacer. Afin de mémoriser les dessins correspondant à chaque type de nâga, les Pulluvan se réfèrent à des versets qui expliquent de manière générale la marche à suivre.
« Méditer sur l’image divine, puis esquisser le corps avec le noir provenant des balles de riz brûlées. Ensuite il faut délimiter les contours du corps (anneaux) avec de la farine de riz. Les veines seront tracées avec les feuilles broyées de l’arbre Mañjadi (Adananthera Pavonia). De part et d’autre des lignes vertes, on dessinera une ligne avec la poussière de briques ou de tuiles pilées. En dernier, la couleur rouge provenant du mélange curcuma-chaux éteinte sera appliqué sur le reste du corps ».


Le choix des couleurs et la place qu’elles occupent sur le corps annelé répondent à des critères définis : le noir pour la peau, le blanc pour la chair, le vert pour les veines, la brique pilée pour les canaux subtils et les lignes au milieu du corps et le rouge pour le sang.


L'article est tiré de mon livre "Kolam et Kalam, peintures rituelles éphémères de l'Inde du Sud", Editions Geuthner, Paris 2010.
Autres articles :
- Partie 1 : "Honorer les dieux-serpents"
- Partie 3 : "Peindre les dieux-serpents"