Sanjhi de Vrindavan, " Dans les pas de Radha et Krishna " — partie 1
Dans l'État de l'Uttar Pradesh, au nord de l’Inde, une forme rare de peinture éphémère appelée sanjhi, s'est développée dans les temples de Mathura et de Vrindavan vers le 17e siècle, devenant partie intégrante des traditions religieuses vishnouites. Selon une ancienne croyance, presque tous les temples de cette région, également connue sous le nom de pays de Braj, pratiquaient cet art votif. Aujourd'hui, seule une poignée de prêtres et d’artisans maîtrise et perpétue l’art des sanjhi dans quelques sanctuaires.
En 2007, en route pour le Taj Mahal, je me suis arrêtée à Vrindavan, un centre de pèlerinage et une ville sainte mythique où, selon la légende, le dieu Krishna a passé sa jeunesse. C'était l'anniversaire de Krishna et des vagues de pèlerins affluaient de toute l'Inde, à pied, en voiture, en camion ou en tracteur. J'avais entendu dire qu'il existait une tradition de peintures éphémères dans ces temples et j'espérais qu'en ce jour dédié à l'enfant-dieu, je pourrais en découvrir quelques-unes. Ma déception fut grande car il n’y avait aucune peinture. Ce n’est que quelques mois plus tard, à la lecture de la monographie "Evening blossoms", parrainée et publiée par l'Indira Gandhi National Centre for the Arts (IGNCA) à New Delhi, en 1996, que je découvrais l'histoire et la pratique du sanjhi dans les temples de la région de Braj. Les peintures intimement liées à la vie du dieu Krishna, sont réalisées à l’aide de pochoirs et de poudres colorées et illustrent des épisodes de la vie du Seigneur de Vrindavan. Selon les pochoirs, Krishna coiffe sa bien-aimée Radha, joue des tours à ses amies les gopi (bouvières, vachères ou laitières selon les traductions) ou joue de la flûte et envoûte le cœur des bouvières qui quittent leur foyer pour se rendre dans la forêt afin de danser avec lui tout au long de la nuit. La ronde dansée appelée rasalila est un thème populaire dans les arts de l'Inde.
Février 2023, je suis de retour à Vrindavan pour rencontrer Sumit Goswami, l'un des rares dépositaires de cette tradition picturale. Sur la route, depuis l’aéroport de Delhi, j’imagine la mythique Vrindavan, nichée sur l'une des rives de la Yamuna, un affluent du Gange. C'est dans cette ville que les veuves se réfugient depuis des siècles pour échapper aux mauvais traitements; la superstition voulant que leur présence à tout événement festif soit perçue comme un mauvais présage. C’est aussi dans cette ville que " L'association internationale pour la conscience de Krishna ", plus connue par son acronyme anglais ISKCON, a construit un immense complexe de marbre blanc. Les membres sont familièrement appelés " Hare Krishna " en raison du mantra chanté par ses adeptes. En 1970, toute une génération d'Occidentaux a fredonné avec Gorges Harrison "My Sweet Lord" ; un chant spirituel dans lequel alternent les " Alléluia " et le mantra " Hare Krishna ".
Pour moi, Krishna aura toujours l'apparence qu'il a dans le théâtre dansé Kathakali du Kérala. Bien qu'il figure sous la forme d'un bébé-accessoire dans la pièce intitulée "Putana Moksham" (le Salut de Putana), on devine son aura et l'étendue de ses pouvoirs. L'histoire raconte comment l'oncle de Krishna, le roi maléfique Kamsa, envoie une démone nommée Putana pour tuer l'enfant-dieu. Vêtue de ses plus beaux atours et arborant un sourire charmeur, Putana se rend à Vrindavan, se mêlant joyeusement aux danses et aux jeux des bouvières. Bien que charmée par la présence du bébé divin, elle se souvient de sa mission, va à la rencontre de Krishna, le prend sur ses genoux et lui offre son sein empoisonné. Krishna, connaissant son vil dessein, la tète goulûment. Au moment de rendre son dernier souffle, Putana, meurt, libérée à jamais du cycle des renaissances (moksha).
J'arrive bientôt aux abords de la ville sainte et, en chemin, je me remémore les premières lignes de la pièce de Kathakali qui décrivent l’émerveillement de Putana lorsqu'elle découvre la cité d'Ambati près de Vrindavan, sur les rives de la Yamuna.
" Même le Roi des Serpents ne pourrait décrire les qualités d’Ambati. Les demeures, hautes de sept étages, sont somptueuses avec leurs incrustations de pierres précieuses et ces parterres sont d'une telle splendeur. Les ruisseaux qui traversent les jardins en fleurs dégagent une grande fraîcheur. Sur la terre entière, rien ne peut en vérité, surpasser la magnificence de ces lieux, devant laquelle la cité des dieux ne peut que s’incliner."
Martine Chemana, Kathakali. Théâtre traditionnel vivant du Kerala, Éditions Gallimard, 1994.
L'arrivée dans la ville me ramène brutalement à la réalité ; je suis surprise par l’urbanisation galopante et anarchique de la cité mais peu importe que certains temples n'aient que quelques décennies d'existence, ils s’inscrivent déjà dans l'atemporalité. Outre les cinq mille temples, on trouve à Vrindavan les tombes de personnalités religieuses célèbres, des jardins, des lacs, des arbres sacrés et des instituts d'éducation religieuse et culturelle. Le quartier central de la ville où je séjournerai quelques jours, est un dédale de rues étroites, constamment embouteillées, avec très peu de places de stationnement. Le long des ruelles, les marchands du temple vendent principalement des statuettes de Krishna accompagnées d’accessoires divers (couronne, flûte, bijoux et pagnes colorés).
D'autres étals foisonnent de rosaires et de colliers en bois de basilic sacré, d'étoles de prière imprimées aux noms des amants divins "Radha-Krishna", de sacs ou de pochettes brodés au nom de "Radha", l'amie d'enfance de Krishna.
D’ailleurs, dans cette ville et dans la région de Braj, on se salue par un " Radhé, Radhé " - राधेराधे - en référence à Radha dont on dit qu’elle est le principe féminin de Krishna et que leur histoire d’amour symbolise l’âme en quête d’union avec le Principe divin.
En ville, des femmes munies de plateaux sur lesquels sont posés divers tampons à connotation religieuse, interpellent gentiment les passants pour leur proposer des tatouages temporaires réalisés avec de la pâte de bois de santal ou du curcuma et des craies colorées. L'un d'entre eux en forme de U allongé, marque l'appartenance aux dévots de Vishnu/Krishna. L'autre tampon est constitué de toutes les lettres en hindi du nom de Radha - राधे -.
Vrindavan, décrite dans les textes et les poésies comme une ville paisible située sur les rives de la magnifique rivière Yamuna, subit aujourd'hui de plein fouet les effets du tourisme religieux de masse. La rivière est fortement polluée, tout comme les nappes phréatiques. L'entrée des véhicules en provenance d'autres villes a été interdite du vendredi soir au lundi matin, pour faire place aux véhicules électriques. Des milliers d'arbres ont été plantés, mais la poussière est omniprésente.
Enfin, la menace constante des singes s’avère être une véritable nuisance pour les pèlerins comme pour les habitants. Force est de constater que ce sont les humains qui sont en cage et les singes en liberté. L’ashram où je suis hébergée est grillagé des balcons jusqu’aux plafonds afin d’empêcher les singes de s’introduire dans les pièces. Des adolescents postés aux entrées principales de la résidence se servent de bâtons et de lance-pierres pour contenir les groupes de singes, et la nuit, allongée sur mon lit, je ne compte plus les fois où j'ai imaginé une version indienne du film : " La Planète des singes ". En ville, dans la journée, les assauts se multiplient tout comme la population simienne. Ils arrachent les lunettes, les téléphones portables, les appareils photo et les sacs. La victime ne peut récupérer l'objet volé qu'avec l'aide des habitants, en échange de nourriture donnée aux chapardeurs. Les arbres peinent à pousser car les singes affamés mangent leurs feuilles et cassent les branches. De nombreuses solutions ont été imaginées, mais en vain, car l’urbanisation à outrance a transformé les singes qui vivaient dans les forêts et les bosquets de Vrindavan en singes urbains.
Histoire à suivre...