Shivaratri, la nuit du dieu Shiva
Restez éveillé pour contempler la danse cosmique
Les fêtes de Pongal sont à peine terminées au Tamil-Nadu, que des spectacles de danse et de musique sont programmés pour célébrer Shivaratri, littéralement "la nuit du dieu Shiva". Il y a longtemps, j'étais arrivée au Kérala quelques jours avant le début de cette fête religieuse. À l'époque, je ne connaissais pas grand-chose de la complexité du panthéon hindou et des nombreuses appellations, manifestations des dieux et des déesses si ce n'est un émerveillement pour celui que l'on nomme Shiva Nataraja, littéralement le Seigneur de la danse.
Cette posture à la fois statique et dynamique est unique dans le monde de la sculpture et renvoie à une danse libre et joyeuse. Les quatre bras indiquent les quatre points cardinaux, le pied gauche s'élève de manière élégante tandis que le pied droit s'appuie sur une figure prostrée ; symbole de l'ignorance. Lorsque Shiva danse, le monde tremble et se désintègre pour se créer de nouveau. Ses cheveux nattés tourbillonnent et flottent de chaque côté de la tête au son du damaru, un tambour en forme de sablier qui rythme la vie et la mort, la succession des jours et des nuits et le cycle des saisons.
Le CERN connu sous l'appellation de laboratoire européen pour la physique des particules possède plusieurs statues de Shiva Nataraja disséminées aux quatre coins du domaine. Cette statue a été offerte par l'Inde pour célébrer sa collaboration qui a débuté dans les années 1960 et se poursuit aujourd'hui. La danse de la destruction et de la création du dieu Shiva fait écho à "la danse cosmique" des particules subatomiques étudiée par la physique moderne.
Bien que Shiva n’ait pas une forme distinctive unique, il possède néanmoins des signes caractéristiques et récurrents comme le troisième œil sur le front symbolisant la Connaissance parfaite, le trident, la flamme, le croissant de lune qu’il porte dans son chignon d’ascète, une hache, les flots du Gange qu’il aurait amortis dans ses cheveux alors qu’ils tombaient des cieux et un tambour en forme de sablier. Dans les kolam, Shiva figure le plus souvent sous les traits de certains de ses attributs : le damaru, tambour à deux faces qui symbolise la pulsation rythmique de l’univers et le trident qui d’un point de vue philosophique représente les trois guna (sattva, rajas et tamas) ou les trois aspects que sont la Création, la Préservation et la Dissolution du monde.
Les feuilles trifoliées de l’arbre Bael (Aegle marmelos) réunies et tressées en guirlande servent d’offrande dans les temples d’obédience shivaïte. Il est donc naturel de les figurer dans les kolam sous forme de variations géométriques. Les feuilles rappellent les trois yeux de Shiva et symbolisent les trois sources de lumière: le soleil, la lune et le feu. Une légende raconte l’apparition de cet œil frontal : « Un jour, Parvati d’humeur ludique, couvrit de ses mains, les yeux de son divin époux, le monde fut instantanément plongé dans les ténèbres. Shiva créa sur le champ un troisième œil situé entre les sourcils afin de sauver l’humanité, privée de lumière ».
Il porte une peau de tigre ou d’éléphant et chevauche un taureau blanc symbole des forces terrestres. Il demeure avec la déesse Parvati sur le mont Kailasa dans les Himalayas.
Selon l’ordre des trois divinités majeures du panthéon hindou, Shiva assume la fonction de dissolution de l’univers mais contrairement à Vishnou, il ne s’incarne pas à chaque fois que le monde vacille mais endosse plusieurs rôles qui vont du mendiant au criminel en passant par le yogi ascète, un chasseur tribal ou l’instructeur bienveillant. Pour ses dévots, il est hors du temps puisqu’il conçoit, résorbe l’univers dans la matière originelle et le redéploye, mettant ainsi un terme aux souffrances engendrées par les cycles des renaissances.
Shiva déguisé en chasseur
Peu de temps après mon arrivée au Kérala, la communauté hindoue s'apprête à célébrer Shivaratri. De quoi s'agit-il au juste ? On m'explique que l'on célèbre le mariage de Shiva le dieu destructeur avec Parvati ou Shakti; incarnation de la force créatrice primordiale. Le jour même des festivités, avec quelques étudiants de l'école où je me suis installée, nous nous rendons en car dans un village non loin de là pour assister dans un temple à une nuit de Kathakali; un théâtre dansé et mimé qui donne vie aux héros et héroïnes des grandes épopées indiennes. Les palmiers majestueux qui entourent le sanctuaire balancent gracieusement leurs palmes dans la brise du soir. Elles semblent inviter les dévots à venir nombreux pour rendre hommage à la divinité puis à regarder les pièces de théâtre si appréciées des Kéralais. Me tenant à l'entrée de la cour intérieure du sanctuaire, je suis émerveillée à la vue des nombreuses femmes de tous âges habillées de blanc et d'or, les cheveux lustrés et rehaussés de guirlandes de jasmin et marchant silencieusement autour du saint des saints, les mains en coupe autour d'une demie noix de coco faisant usage de lampe à huile. "Shivaratri, la nuit où l'on se doit de rester éveillé pour atteindre l'éveil spirituel" me chuchote un homme se tenant derrière moi. À ce moment précis, le long gémissement d'une conque se fait entendre pour annoncer le commencement du spectacle. Je ferme les yeux et la nuit résonne des battements des tambours. Les volutes parfumées du jasmin corail, du cestreau nocturne et de l'huile de noix de coco flottent dans l'air. Lorsque je les ouvre de nouveau, j'aperçois sur la scène, deux hommes tenant à bout de bras un rideau aux couleurs éclatantes; le portail par lequel s'engouffrent divinités et démons le temps d'une représentation. Après deux pièces, la nuit s'achève avec une troisième histoire appelée Kiratam. Un duo de chanteurs caché par le rideau, introduit les personnages un à un. Quelle surprise de contempler le dieu Shiva sous les traits d'un chasseur appelé Kattala et non comme le Seigneur de la danse dont la posture suscite l'émerveillement tant par sa grâce que par son caractère spatial unique. Son épouse, la déesse Parvati devient la chasseresse du nom de Kattalasri.
L'histoire raconte le combat entre Arjuna, le troisième frère des Pandava de l'épopée du Mahabharatha et du dieu Shiva. Le jeune prince pratique des austérités dans l’Himalaya afin que Shiva lui accorde l'arme magique pashupatastra. Ce dernier veut mettre à l'épreuve la dévotion d'Arjuna, le jugeant un tantinet arrogant alors que Parvati au contraire, veut lui accorder son vœu sans délai. Pendant ce temps, Duryodhana, l'aîné des frères Kaurava envoie Mukasura un démon sous la forme d'un sanglier pour le tuer. À la vue de la bête, Arjuna décoche une flèche et le chasseur en fait de même. C'est ainsi qu'une dispute commence sur qui a tué le sanglier. Le désaccord tourne au pugilat malgré les protestations de Parvati. Arjuna décoche des flèches mais la déesse les transforme en fleurs avant qu'elles n'atteignent Shiva. C'est finalement à mains nues que le combat se poursuit jusqu'à la défaite du prince. Le corps meurtri, humilié par les coups, il reprend conscience, offre un sacrifice à Shiva et réalise que le chasseur et sa femme sont Shiva et son épouse Parvati. Honteux de sa conduite, il se prosterne devant le couple divin et reçoit des mains de Siva, l'arme tant désirée. Cette nuit-là, j'ai compris pourquoi il fallait rester éveillé jusqu'à l'aube. Ce temps mythique du théâtre, cette réalité hors du monde a su dessiner les contours de ma nouvelle vie en Inde et c'est ainsi que j'ai commencé l'apprentissage du Kathakali. Peu de temps après, j'apprenais le rôle de la chasseresse avec l'extraordinaire Kalamandalam Krishna Nair. Cette histoire m'est chère à plus d'une raison ; le maquillage bleu, les demi-lunes peintes sous les yeux, la traversée de la foule jusqu'à la scène pour rencontrer le prince et la danse finale esquissée autour du corps d'Arjuna afin qu'il reprenne conscience.
À continuer..
Si vous avez envie de dessiner un kolam : dessiner les points en quinconce, les relier puis colorier.