Kalam du Kérala, Kuruntinipattu, "Protéger la mère et l'enfant" — partie 3

Kuruntinipattu

Ce rite très ancien n’est plus en vogue au Kérala.  Les officiants de la communauté des Vannan appartiennent à la classe des blanchisseurs. ces derniers occupent également la fonction d’exorcistes et de médecin et leurs femmes font office d’accoucheuses. Les Vannan ainsi que d’autres communautés pratiquent l’art du Teyyam. Cet art rituel dansé du Nord du Kérala apparaît comme la synthèse de divers cultes : culte à la Déesse, culte aux ancêtres, aux héros, aux animaux et aux serpents.

Kanni, sept démones et Kâmadeva, le dieu-amour

Dans ce rituel, nous sommes en présence de la déesse sous deux aspects : Kanni, la déesse sous sa forme virginale, et des émanations d’elle-même, les Kuruntini qui ne sont pas sans rappeler les Mâtrika ou "Mères".  À ce propos, le chapitre de la forêt dans l'épopée du Mahabharata rapporte comment Indra le roi des dieux envoie plusieurs Mâtrika pour tuer Karttikeya peu après sa naissance. Mais dès qu’elles s’approchent de l’enfant divin, leurs seins gonflent de lait et chacune d’entre elles désirent devenir sa mère. Bien qu’elles finissent par devenir des mères pour l'enfant-dieu ou ses précieuses alliées dans les batailles, leur rôle initial fut de le tuer. Ces Mères assimilées aux démones, apparaissent le plus souvent en groupe. Dangereuses, violentes, ces démones aiment la chair, les liqueurs fortes et les chambres d’accouchées et s'attaquent aux enfants jusqu’à 16 ans. Plus tard à l’inverse, elles les protègeront.

Selon les Vannan, les sept Kuruntini provoquent chez la jeune fille pubère le retard mental et la laideur physique, l’absence de pilosité pubienne, l’atrophie mammaire ou la disparition des menstruations. Chez les femmes mariées, elles provoquent la stérilité, et l’avortement spontané pour les femmes enceintes. Le Kumara Tantra de Ravana, un traité de thérapeutique infantile, mentionne non seulement l’existence de ces démones qui possèdent les enfants et leur infligent des maladies, mais donne aussi les remèdes magiques pour les propitier.

Une autre divinité présente dans le rituel est celle de Kâmadeva le Dieu Amour qui représente la force du désir par analogie au feu dévorant. Dans l’Atharva Veda, de nombreux hymnes le consacrent et plus qu'un symbole de l’érotisme et du désir, il est la force de la Création.

"Eros naquit le premier. Ni les dieux, ni les ancêtres, ni les hommes ne peuvent se comparer à lui. Il est supérieur à tous et à jamais le plus grand." Atharva Veda, 9, 2, 19

A. Daniélou, Mythes et Dieux de l’Inde, Champs Flammarion, Éditions du Rocher, 1992.

La représentation virile qu'en font les officiants Vannan contraste avec l’image traditionnelle qui le présente sous les traits d’un adolescent juché sur un perroquet et tenant un arc de canne à sucre dont la corde est une chaîne d’abeilles.

Kâmadeva, le dieu Amour selon les Vannan

Peindre le kalam

Dans le cadre d’un festival mettant en lumière des arts traditionnels du Kérala, le groupe des Vannan a accepté de mettre en place cet exorcisme qu’ils n’avaient pas pratiqué depuis 40 ans. Une jeune femme sans enfant accepta également d’y participer. C'est ainsi, que j'ai découvert et admiré la réalisation d'un kalam peu ordinaire dont les personnages sont inspirés des costumes utilisés dans certains rituels dansés de cette région.

Trois officiants sont nécessaires pour élaborer les trois figures sous un dais préparé pour l’occasion. Un rectangle tracé à main levé délimite les contours de la fresque où viendront s’inscrire Kâmadeva au centre, Kanni (la vierge) à sa gauche juchée sur un socle et un yaksa sur sa droite. Les Vannan commencent par les couronnes et terminent par les pieds en utilisant de la chaux ou chunnam. L’élaboration du kalam est laborieuse par manque de pratique et entrecoupée de nombreuses discussions.

De gauche à droite : Yaksa, Kâmadeva et Kanni

Kâmadeva, la figure centrale, prend les traits et les attributs de Kativanur Viran, un héros divinisé que l’on représente dans le Teyyam. Les héros légendaires y affluent et leurs prouesses reflètent bien souvent des épisodes historiques de la région. Sa puissance, sa virilité et son expression héroïque se trouvent amplifiées par sa divinisation et dans cette image, il est l’instrument de la Déesse par lequel peut s’accomplir la copulation symbolique qui rendra la femme féconde.

Un héros déifié. Crédit photo: Pankaj Shah

Kanni trône sur un tabouret à trois pieds. Elle incarne la Déesse sous sa forme virginale. À la droite de Kâmadeva, une figure assez grossière symbolise un yaksa. Il est le serviteur et soutient de sa main gauche le Dieu Amour. La juxtaposition habile des couleurs et la récurrence des motifs du fond confèrent à cette fresque beaucoup de vivacité. Le pourtour est agrémenté de demi-cercles blancs et noirs ainsi que d’éléments ressemblant à des tridents, à moins que ce ne soit des lotus stylisés.

Invocation de Kâmadeva et accouplement symbolique

Avant de commencer le rite, les officiants se soumettent à diverses purifications. Le matin, tambours et chants glorifient Ganesha et les Vannan chantent le mythe des Kuruntini. Le kalam achevé, des offrandes de riz non décortiqué et une noix de coco sont déposées sur des feuilles de bananier aux quatre coins de la fresque. Aux pieds de Kâmadeva, une lampe à huile sera allumée pendant que les bardes-guérisseurs invoquent sa présence et celle de Kanni en chantant.

Invocation de Kâmadeva et accouplement symbolique

La jeune femme fraîchement baignée s’installe à la demande de l’officiant sur une planchette posée au niveau du bas-ventre de Kâmadeva (Eros). La cérémonie terminée, elle fera plusieurs cercles au-dessus de sa tête avec la poudre des trois visages recueillie dans un tissu et que les officiants iront jeter dans l’eau courante.

L'accouplement symbolique avec Kâmadeva

L'article est tiré de mon livre "Kolam et Kalam, peintures rituelles éphémères de l'Inde du Sud", Editions Geuthner, Paris 2010.