Kalam du Kérala, "Dessiner et chanter les peintures"— partie 1
Le Kérala plus que tout autre état en Inde recense un nombre important de cérémonies accompagnées de peintures éphémères. Depuis les décorations domestiques ponctuelles de la fête d’Onam jusqu’aux peintures rituelles, polychromes et anthropomorphes, élaborées par des spécialistes, la région affiche une palette graphique d’une surprenante créativité. En malayalam, les peintures et les cérémonies sont connues sous l'appellation de Kalamezhuttu, littéralement "écrire, dessiner le kalam" ou Kalam Eluttum Pattum (dessiner et chanter le kalam). Les diagrammes constituent les instruments privilégiés des peintres afin d’orienter les forces cosmiques. Les figures sont nombreuses et diffèrent d’une communauté à l’autre. Nous trouvons des éléments géométriques (cercles, triangles, carrés, lignes), des représentations stylisées de plantes, d’animaux ou d’objets. Les peintures sont des images souvent anthropomorphes et l’officiant chargé d’exécuter le kalam matérialise en quelque sorte le corps du divin qui est donné à voir et à toucher. Presque invisibles, les peintures éphémères du Kérala ou kalam ne s’offrent pas aux regards du promeneur matinal comme les kolam ; elles sont élaborées le plus souvent dans l’intimité et concentrent l’attention de la famille à l’intérieur de la maison, ou des dévots lorsqu’elles sont dessinées au sein du temple.
Les peintures réalisées au moyen de poudres minérales et végétales servent de support aux cérémonies en l’honneur de la Déesse Les peintures sont dédiées à la déesse hindoue Bhadrakali, à Ayyappan le seigneur de Sabarimala, aux dieux- serpents, aux divinités villageoises ou secondaires comme les gandharva, les yaksa, le dieu Kâma, des entités ténébreuses qui incarnent le côté négatif des activités humaines, opposant ainsi santé à maladie, fertilité à stérilité, grossesse à avortement ou à l’état de mort-né. Elles sont également élaborées dans un but thérapeutique, car dans l’esprit du villageois indien, les maladies, la stérilité, la mort prématurée étaient et sont encore attribuées aux puissances surnaturelles ou aux « esprits saisisseurs » qu’il convient d’amadouer ou d’anéantir par des incantations, des chants et des mudra (gestes symboliques des mains). Mais au-delà de l’aspect esthétique, les cérémonies qui s’y rattachent offrent des informations essentielles sur des domaines aussi divers que les médecines indigènes, la littérature, la musique et le théâtre.
Des spécialistes multiples
Les communautés attachées à ces rituels endossent plusieurs fonctions ; ils sont tour à tour peintre, officiant, guérisseur, barde, musicien, danseur et acteur. Le peintre rituel est en rapport intime avec les puissances qui donnent la vie et la retirent. Il connaît les formules pour s’adresser aux divinités et soumettre ses requêtes. Santé et longévité, progéniture nombreuse, gloire et biens matériels sont parmi les souhaits les plus fréquents. Il dialogue également avec les ancêtres et assujettit les esprits errants. Il renvoie dans les limbes les "graha" et autres démons avorteurs et conjure les gandharva de se retirer des corps des jeunes filles nubiles. Ses incantations et litanies savent amadouer les forces obscures. Quelquefois, il interpelle les démons car il connaît leurs noms. Il parle aux animaux, aux serpents et aux oiseaux de mauvais augure.
Il bénit l’embryon dans la matrice, le nouveau-né et la mère et protège l’enfant. Il restaure à l’homme sa virilité et connaît plus d’un charme pour rendre les femmes fécondes. Il psalmodie les paroles qui détruiront les larves, les insectes et les rongeurs et commande aux cinq éléments. Il restaure la santé car il connaît tous les esprits malins qui assaillent le corps et l’esprit. En cas de possession, il entre en transe et livre un terrible combat au fantôme à qui il intimera l’ordre de partir. Il connaît des remèdes et préconise au patient l’ingestion de décoctions et l’application d’huiles diverses. Il maîtrise les chorégraphies et les rythmes les plus complexes et les mythes avec les gestes des mains. Les chants qui l’accompagnent sont une source linguistique et poétique régionale de grande valeur. La danse combinée à des éléments dramatiques nous plongent aux sources des mimodrames Kéralais.
L'article est tiré de mon livre "Kolam et Kalam, peintures rituelles éphémères de l'Inde du Sud", Editions Geuthner, Paris 2010.