Sanjhi de Vrindavan, "Peindre au pochoir le couple divin Radha Krishna " — partie 3

À la différence des autres traditions de peinture éphémère en Inde, le sanjhi du temple est créé sur une plate-forme octogonale appelée vedi/kunda, érigée exclusivement pour les quinze jours du festival. Des chercheurs ont d'ailleurs émis l'hypothèse que la création d'un sanjhi sur cette structure d'argile serait comparable à la pratique rituelle de la décoration des foyers sacrificiels.

Le sacrifice du feu (homa) est un élément fondamental des rituels hindous. Agni, le dieu du feu est la "bouche des dieux" et en tant que personnification du feu du sacrifice, il est considéré comme le porteur de l’oblation et le messager entre les humains et le divin. Lors de cérémonies religieuses, les femmes tamoules décorent le foyer avec des kolam, tout comme le sanjhi décore la plate-forme surélevée appelée vedi.

Les deux carrés superposés de la plate-forme rappellent également les yantra, des diagrammes géométriques dépourvus de toute représentation iconographique et conçus comme support de méditation à une divinité personnelle ou comme les outils de représentation et visualisation de divinités. Dans l’art votif des sanjhi, la forme étoilée de la plate-forme en terre est composée de deux carrés superposés symbolisant un lotus à huit pétales. L’argile est la même que celle utilisée pour façonner des briques de qualité. Elle doit être exempte de sable pour garantir sa solidité et ne pas se fissurer pendant la construction. La plate-forme achevée mesure 15 cm de hauteur avec des bords plongeants parfaits et c’est sur cette surface consacrée, que le peintre rituel dessine le sanjhi, et non directement sur le sol comme c’est le cas pour les autres formes de dessins ou peintures éphémères en Inde.

Pour les besoins de ma documentation, le peintre a utilisé un panneau d’aggloméré, car la réalisation d'un sanjhi dans le temple se fait traditionnellement à l'abri des regards et personne, hormis les prêtres n’assiste à sa création. Pour délimiter parfaitement les lignes directrices, il utilise une simple ficelle comme cordeau de traçage et de la poudre bleue pour marquer et diviser l’espace en diverses sections. Puis, en pinçant la ficelle, les tracés apparaissent et forment les lignes du dessin.

À partir de là, il tamponne grossièrement les bandes extérieures avec deux couleurs distinctes. Seul un peintre expérimenté saura déchiffrer les subtilités du passage alternatif dessus/dessous des rubans, et par la magie des pochoirs, des motifs de fleurs et de feuilles apparaissent sur les fonds unis.

Une fois le réseau de lignes mis en place, les images votives sont créées à l’aide de pochoirs découpés selon le motif souhaité et les parties ajourées sont saupoudrées de couleur à l’aide d’une fine mousseline. L’opération est ensuite répétée avec un autre pochoir dont les découpes recouvrent les espaces déjà remplis, afin de les protéger de la contamination par d'autres couleurs utilisées à proximité.

La beauté du sanjhi réside dans la découpe parfaite des pochoirs et dans l'habileté du peintre à les placer les uns à la suite des autres sans que le motif et le fond ne se confondent. Les pochoirs sont découpés avec une paire de ciseaux particulière, munis de longues poignées et de lames parfaitement aiguisées. Pour saisir les pochoirs et les soulever sans altérer la poudre, les extrémités du papier sont relevées pour faciliter la tâche.  Je m'interroge d’ailleurs sur l'origine de cette technique. Sont-ils apparentés aux papiers découpés de Chine ou du Japon ? Personne n’est en mesure d’y répondre. En feuilletant attentivement le classeur dans lequel le peintre Sumit Goswami range ses pochoirs, je vois des arbres remplis d’oiseaux et de fruits, divers motifs de fleurs, de feuillages et de plantes grimpantes, des papiers découpés où apparaissent des animaux dont des éléphants et des singes.

Les vaches tiennent une place particulière dans les sanjhi, apparaissant souvent avec une patte avant en l’air, comme stoppées dans leur élan et ébahies par la vision du couple divin Radha et Krishna qui se tient toujours dans le médaillon central de la peinture.

Les arrière-plans sont multiples : tours de temples, murets, balustrades, balançoires, palanquins, lampes à huile etc. En combinant les couleurs et les pochoirs, le sanjhi prend forme au bout de plusieurs heures d’un travail minutieux.

Le médaillon central illustre toujours des épisodes de la vie de Krishna et des scènes amoureuses en compagnie de sa bien-aimée Radha. C’est ainsi que chaque soir, pendant les derniers 15 jours du mois lunaire d'Asvin (mi-septembre à mi-octobre) les sanjhi sont réalisés, vénérés et présentés aux fidèles avant d’être immergés dans l’eau de la rivière sacrée Yamuna.

La présentation de l’œuvre finale dans le temple est toujours accompagnée de chants dévotionnels célébrant l'importance de la cueillette de fleurs de la forêt pour créer un sanjhi. La littérature vishnouite contient des répertoires spécifiques pour ce festival et les thèmes sont toujours liés à Radha et à ses amies cueilleuses de fleurs ou à l'atmosphère du festival. Certains chercheurs pensent que le rituel villageois du sanjhi pratiqué par les jeunes filles a influencé la poésie de la région de Braj, et que les vers célébrant les fleurs et le monde végétal dans son ensemble ont contribué à l'esthétique des sanjhi dans les temples de Vrindavan, qui abondent en entrelacs floraux autour du médaillon central dédié au couple divin.

Jal sanjhi, peindre des sanjhi sur l'eau

Parallèlement aux sanjhi réalisés sur une plate-forme, il existe les jal sanjhi, des peintures flottantes réalisées avec des poudres dans un plat peu profond rempli d’eau. Ces sanjhi requièrent une plus grande habilité si l’on ne veut pas que les couleurs coulent au fond du plat.

Cette délicate variation graphique aurait été inspirée par une légende selon laquelle Radha, ayant aperçu le reflet du dieu Krishna à la surface d’un étang ait eu envie de l’encadrer de fleurs. Depuis lors, les peintres rituels créent des images sur l’eau pour honorer Krishna. D’autres pensent que l’eau est un symbole de la rivière Yamuna, où Krishna a joué lorsqu’il était enfant et adolescent et les sanjhi flottants sont un reflet de ses activités passées. Après avoir saupoudré uniformément la surface de l'eau, le peintre rituel place délicatement les pochoirs un par un et colore les espaces ajourés en fonction de la scène finale qu'il souhaite réaliser.

Bien que fascinée par la démonstration talentueuse de Sumit Goswami, il manquait l’effervescence et la ferveur d’un festival religieux et j’espère pouvoir y retourner à cette période de l’année, pendant les 15 jours où les images divines sont présentées chaque soir aux fidèles, accompagnées des chants dévotionnels.

Histoire à suivre...

Articles précédents :

Sanjhi de Vrindavan, " Dans les pas de Radha et Krishna " — partie 1

Sanjhi de Vrindavan, "Une tradition auréolée de mystère" — partie 2