Kalam du Kérala, " Peindre Vettakkorumakan, un dieu chasseur " — partie 3
Tel un joaillier, le peintre crée des parures fugaces qui orneront le cou vigoureux, les bras, les poignets et les chevilles de la divinité sylvestre. Un autre officiant peint méticuleusement les ocelles de plumes de paon de part et d'autre de la divinité.
Une fois encore, les murmures de la nuit ont laissé place à une symphonie naissante de chants d'oiseaux, d'abord timides, puis de plus en plus intenses. Alors que le ciel s'éclaircit peu à peu, les premiers rayons de soleil se glissent entre les palmiers. Comme la veille, je flâne tranquillement à travers les allées verdoyantes, dégustant un verre de chaï tout en observant attentivement les plantes qui m'entourent. Le moindre souffle d’air, transporte les effluves suaves et enivrantes à travers le jardin, créant une palette olfactive des plus captivantes. Parmi les branches d’un arbre, le jasmin se love, une étreinte parfumée, complice et délicate, se révèle. Le Quisqualier d’Extrême-Orient, une liane arbustive, étale ses grappes de fleurs, rose pâle au pourpre, sur le mur d’enceinte de la maison.
Un peu plus loin sur le même muret, la Pétrée volubile se révèle aussi gracieuse dans le jardin de mes hôtes. Les inflorescences mauve pâle déferlent en cascades étoilées, captivant les papillons. Parmi les buissons, un hibiscus exhibe des pétales écarlates tandis qu’un Ixora rouge vif déploie ses fleurs en corymbes bombés, qui serviront ce soir à confectionner la guirlande de l'oracle lors du rituel au temple.
Après un petit déjeuner copieux, l’heure est venue de se rendre au temple Sri Vettakarappan, situé à proximité d’une rizière en contrebas du village et dont l’âge est estimé entre 400 à 500 ans. En avril 2022, le comité du temple, dont font partie mon hôte Ravishankar et son ami Nishanth Nottah, s’est réuni pour entamer le très ambitieux projet de rénovation et de reconsécration du sanctuaire qui avait subi les ravages du temps. Les travaux ont été achevés en 2023 et aujourd'hui, 14 décembre, marque le début du premier festival. C’est une occasion exceptionnelle de participer aux deux jours de rites propitiatoires dédiés à Vettakkorumakan et conduits par la communauté des Kallatta Kuruppu. Ces derniers font partie d’une division sociale appelée Ambalavasi, littéralement « Ceux qui résident dans le sanctuaire ». Leur tâche héréditaire consiste notamment à peindre avec des poudres, des images de divinités dans les temples publics ou privés, ainsi que chez des particuliers.
Il y a trente ans, lorsque j'ai reçu une bourse pour documenter les traditions de peinture éphémère du Tamil Nadu et du Kérala, le centre Vijñana Kala Vedi m'avait mise en relation avec Sri Parameswara Kurup, un peintre et musicien attaché au temple d'Ambalapuzha (district d'Alleppey, sud du Kérala) et membre lui aussi de la communauté Kuruppu. Plusieurs jours par mois, il venait au centre pour m'enseigner les techniques de dessin, les mesures et proportions et l'art des couleurs. Il a dessiné pour ma recherche, l’intégralité de son répertoire, illustrant les multiples versions d’une divinité. En dehors des cours, je le suivais lors de ses prestations dans les temples et chez des particuliers, prenant des notes, photographiant, consignant les détails des divers rituels et à sa demande, l’aidant quelquefois à poser les couleurs sur la peinture en cours de réalisation.
Aujourd'hui, je rencontre des artistes de la même communauté, tous originaires de la région de Palghat (Palakkad). Ils sont là pour peindre la divinité Vettakkorumakan (വേട്ടക്കരുമകന്), dont le culte est principalement répandu dans le nord et le centre du Kérala.
Selon l’une des légendes, Vettakkorumakan est le fils du couple divin Shiva et Parvati. Sous l’apparence d'un chasseur et d'une chasseresse, ils mirent à l'épreuve le prince Arjuna, venu dans l'Himalaya faire pénitence pour obtenir l'arme divine Pashupatastra. Après avoir gratifié Arjuna de l'arme tant convoitée, le couple divin demeura un certain temps dans la forêt où naquit un fils, nommé Vettakkorumakan, signifiant littéralement : "Fils de la chasse". Le garçon audacieux tuait de nombreux démons, mais son usage inconsidéré de l’arc et des flèches perturbait les dieux et les sages en méditation. Dépassés par ses espiègleries et son insouciance, ils se tournèrent vers le dieu Vishnou, qui se transforma en un vieux chasseur, alla à la rencontre du garçon et lui offrit une dague à condition qu'il ne la lâche jamais. Vettakkorumakan fit le tour du chasseur en signe de respect, tenant l'arc et les flèches dans sa main gauche et la dague dans sa main droite. Avant que Vettakkorumakan ne puisse accomplir son geste, Vishnou disparut. Pour honorer sa promesse, Vettakkorumakan fut contraint de tenir l'épée courte de sa main droite, ce qui le priva à jamais de l'usage de son arc et de ses flèches.
À l'intérieur du temple, sur une plate-forme surélevée, je suis émerveillée devant la fresque qui prend forme. Un kalam commence toujours par le tracé d'une ligne verticale, le Brahmasutra, orienté est-ouest. De part et d'autre de cet axis mundi, l'officiant dessine les contours de la divinité avec de la poudre de riz. C'est la hauteur comprise entre le centre du front et le menton (siras pada) qui sert de mesure étalon pour dessiner les différentes parties du corps.
Peu à peu, une silhouette émerge, les peintres ont troqué les pinceaux, pour les doigts et les pigments, pour de la farine de riz, de la poudre de curcuma, un mélange de curcuma et de chaux éteinte, des feuilles d’acacia pilées et des glumes de riz calcinées.
Au contact des mains, la poudre s’anime et des paysages inattendus se dévoilent. Le pouce caresse l’index ou le creux de la paume, précipitant la poussière en un jet précis pour constituer des fonds unis. À peine deux terrils noirs et rouges émergent-ils du sol que le plat d’un miroir de bronze les aplanit en courbes douces et fermes. Ainsi transformés, ils deviennent les yeux grands ouverts de Vettakkorumakan, exprimant courage et héroïsme.
Ici et là, des cônes s’élèvent pour être immédiatement modelés par le plat de la main ou creusés par deux ou trois doigts réunis. Ces chapelets de cratères attendent patiemment qu’une autre couleur les remplisse.
Tel un joaillier, le peintre crée des parures fugaces qui orneront le cou vigoureux, les bras, les poignets et les chevilles de la divinité sylvestre. Un autre officiant peint méticuleusement les ocelles de plumes de paon de part et d'autre de la divinité, créant ainsi l'illusion d'une chevelure majestueuse.
Autour de la mandorle (prabhavali) qui encadre la divinité, des bâtonnets transversaux à la silhouette zigzagante ponctuent les aplats, accompagnés de lignes aux couleurs juxtaposées.
Sa dague immaculée contraste avec la richesse du tissu qui lui ceint les reins et que l’on nomme Virali pattu. Il s’agit d’un tissu ikat connu sous le nom de Patola dans la région du Gujarat et qui était utilisé dans divers rituels au Kérala.
La parfaite maîtrise du trait et les effets de relief créés par de nombreuses astuces graphiques donnent une dimension à la fois sculpturale et picturale et insufflent une vivacité toute particulière au caractère évoqué.
Histoire à suivre…
Je dédis le film Kalam Eluttu Pattu, Peindre et chanter le Kalam produit avec l'aide du CNRS (Centre national de la Recherche Scientifique), Paris à Sri Parameswara Kurup (visionnage gratuit)
Articles précédents :
Kalam du Kérala, " En route pour le village de Paruthipulli " — partie 1
Kalam du Kérala, " Visiter l'école du Kalamandalam " — partie 2