Chita de l'Odisha "Peindre le sol et les murs" — partie 4

Considérés comme de bon augure, les motifs dédiés à la déesse, comme dans d'autres régions de l'Inde, sont souvent floraux, avec une préférence pour les lotus et les empreintes de pied, afin de guider la déesse Lakshmi jusqu'à la maison.

Chita de l'Odisha "Peindre le sol et les murs" — partie 4

Après avoir visité la ville de Bhubaneswar et ses temples, nous nous rendons dans la campagne environnante pour rencontrer des femmes qui ont accepté de partager leur savoir-faire artistique. Dans certaines régions, l'art mural imprégné de symbolisme accompagne les dessins ou les peintures sur le sol. En Odisha tout comme au Rajasthan, les deux coexistent. Depuis longtemps je rêvais de documenter ces formes populaires de peinture appelées chita ou jhoti en Odisha et la présence de Babu, guide et fin connaisseur des traditions locales a facilité ma recherche.

L'étang du village
Artistes appartenant à plusieurs familles dans le village
Babu, mon guide et la famille d'une des artistes 

En Odisha, comme ailleurs en Inde, une place d’honneur est dévolue à la déesse Lakshmi. Bien qu'elle soit l'épouse du dieu Vishnou, la déesse de la Félicité domestique, est vénérée à part entière tous les jeudis du mois de Margashira (mi-novembre, mi-décembre) du calendrier odia. Le festival connu sous le nom de Manabasa Gurubar ou Margashira Lakshmi Puja signe le début des récoltes du riz, considéré comme l'aliment de base de cette région. En dépit de l'urbanisation, cette tradition agraire se perpétue dans les familles de l'Odisha et le festival est également présenté comme une célébration du pouvoir des femmes et de l’égalité des castes.

La déesse Lakshmi, Raghurajpur, Odisha

Pour en comprendre les raisons, il faut se reporter au Lakshmi Purana, un manuscrit de l’Odisha écrit au 15e siècle par Balarama Dasa, un poète majeur de la littérature odia. Écrit à l'époque médiévale, l’ouvrage remet en question les hiérarchies sociales, dénonce l’intouchabilité et l’arrogance des classes supérieures, soulève des questions relatives aux droits religieux des femmes dalit en Odisha (un mot sanskrit qui signifie "opprimé") et met l'accent sur l'importance du pouvoir féminin face à l'hégémonie masculine.

Le récit qui accompagne le rituel de Manabasa Gurubar raconte la visite de la déesse Lakshmi à une jeune femme intouchable nommée Shriya qui jeûnait et rendait hommage à la déesse chaque jeudi du mois de Margashira. Devant une telle dévotion, Lakshmi la bénit.  Dans les temps anciens, les personnes de statut social inférieur n'étaient pas autorisées à prier et à accomplir des rituels en l'honneur des Dieux. Lorsque Lakshmi retourne au temple, Jagannath et Balabhadra, respectivement son mari et son beau-frère lui en interdisent l'accès, la jugeant impure en raison de son association avec une intouchable. Chassée de chez elle, Lakshmi se venge en maudissant son mari et son frère de sorte qu’ils errent sans abri et souffrent de la faim et de la soif pendant 12 ans. Les jours suivants, la fratrie divine s’inquiéte de l’absence de nourriture. Tous les légumes, fruits, céréales, légumineuses et épices ont disparu et il n’y a pas même une goutte d'eau à boire. Lakshmi furieuse et blessée, convoque Vishwakarma, l'architecte divin et lui ordonne la construction d’un nouveau palais. Les années passent et les deux frères affamés et continuellement pourchassés, mendient dans les rues de la ville jusqu’à ce qu’ils arrivent au nouveau palais. Faméliques, ils acceptent le repas servi par une des servantes intouchables. Jagannath devine instantanément que la nourriture a la saveur de la cuisine de Lakshmi et avec son frère, implorent le pardon de la déesse qui accepte à la seule condition qu’il n’y aura plus jamais de discrimination de castes ou de croyances sur terre.

J'aimerais que ce principe s'applique à la non-hindoue que je suis et qui n’est pas autorisée à entrer dans le temple de Jagannath. Un jour peut-être, lorsque je serai devant la porte du sanctuaire, je rappellerai aux gardiens et au prêtres des lieux, l’histoire de Shriya et de la déesse Lakshmi écrite par le plus grand des poètes de l’Odisha et qui parlait de discrimination.

Le Lakshmi Purana récité par les femmes est associé à l'observance d'un jeûne pendant le mois sacré du culte de la déesse. La croyance veut que la déesse Lakshmi visite les maisons décorées de motifs appelés jhoti, chita, murujan ou osan en Odisha. Le jhoti ou chita est l’art de peindre les murs et le sol avec de pâte de riz liquide (pithau) comme son équivalent en Inde du sud appelé maavu kolam.

Considérés comme de bon augure, les motifs dédiés à la Déesse, comme dans d'autres régions de l'Inde, sont souvent floraux, avec une préférence pour les lotus et les empreintes de pied, afin de guider la déesse Lakshmi jusqu'à la maison.

Un lotus pour honorer la présence de la déesse Lakshmi signifiée par l'empreinte de pieds sur le seuil de la maison.
Pieds divins de la déesse Lakshmi
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Un chemin de lotus et d'empreintes de pieds

Les murs et les sols en torchis des maisons ou des huttes affichent une grande variété de motifs. Si certains de ces dessins sont caractérisés par la répétition de symboles, d'autres se distinguent par le rythme et l'abstraction. En arrivant dans le village, avant même que mes yeux ne contemplent les peintures, je suis interpellée par le tintement cadencé des bracelets autour des poignets des femmes et par la simplicité déconcertante de la gestuelle graphique. Tandis que la main projette du bout des doigts le lait de riz sur la surface du mur, l'aspersion en forme d'éventail se métamorphose peu à peu en gerbes de riz ; une allégorie pour célébrer l'abondance des moissons.

Ce minimalisme de l’œuvre, cette économie de gestes mémorisés de génération en génération, traduit une technique ingénieuse qui illustre parfaitement le bouquet de tiges et les panicules dressées ou pendantes du riz.

Gerbes de riz
Gerbes de riz et panicules
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Peindre des gerbes de riz 

Ailleurs, sur un autre mur, des femmes font des marques plus ou moins circulaires avec trois doigts, et les motifs répétés, deviennent des grains de riz joliment disposés jusqu'à former une pile triangulaire ; un symbole pour signifier l'abondance des récoltes.

Grains de riz obtenus par l'impression des doigts sur la surface d'un mur 
Grains de riz obtenus par l'impression des doigts sur la surface d'un mur 
Monticules de grains de riz obtenus par l'impression des doigts sur la surface d'un mur 
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Peindre des monticules de grains de riz

Comme dans d'autres traditions graphiques indiennes, des fleurs, des animaux et des oiseaux ornent les murs et les sols. Leur présence symbolique reflète des concepts liés à la fécondité de la terre, qui, dans les premières sociétés agraires, était associée à l'abondance de céréales, de fruits, de légumes et d'eau. Par extension, ils englobent des idées plus larges de prospérité, de bien-être et d'hospitalité.

Fleurs et un paon

La triade divine du temple de Jagannath (Google images)

L'image de Jagannath seul ou entouré de Balabhadra et Subhadra est omniprésente dans les peintures populaires de l'Odisha. Il est une divinité unique, invoquée de bien des manières par les adeptes de diverses sectes religieuses hindoues. Il est également considéré comme un dieu tribal qui a été incorporé dans le giron de l’hindouisme. Le temple de Jagannath à Puri devenu l'un des principaux lieux de pèlerinage de l'Inde a toujours été un centre religieux et artistique qui a inspiré et enrichi la danse Odissi, la musique, la sculpture et les peintures patachitra.

La triade divine du temple de Jagannath (Jagannath, son frère Balabhadra et sa demi-sœur Subhadra)

Comme dans d'autres traditions graphiques indiennes, des fleurs, des animaux et des oiseaux ornent les murs et les sols.

Histoire à suivre lors d'un prochain voyage...

Articles précédents :

Chita de l'Odisha, "Bhubaneswar, Art et artisanat" — partie 1

Chita de l'Odisha, "Visite de Bhubaneswar et Raghurajpur" — partie 2

Chita de l'Odisha, " Temples de Bhubaneswar " — partie 3